De nombreux applicatifs utilisant l’intelligence artificielle permettent de gagner du temps et de stimuler la créativité dans de nombreux métiers. Nathalie Dupuy, exploratrice de la création visuelle en IA, partage ici son histoire de reconversion professionnelle non programmée.
Quand une blague devient un questionnement puis une réorientation professionnelle !
En juin dernier, j’ai commencé à m’intéresser à l’intelligence artificielle générativede visuels. Je me suis rapidement familiarisée avec cet outil, intuitif et passionnant, et je m’y suis plongée. J’ai passé des heures à regarder des tutoriels, des heures à essayer, à explorer, à m’exercer. J’étais totalement absorbé par l’outil, au point que j’ai décidé de faire une pause de trois semaines. C’était comme un sevrage, j’y pensais tout le temps.
C’est un outil fascinant pour un créatif : en quelques secondes, nos images les plus folles peuvent prendre forme. Je reviens début juillet avec une idée : voir précisément quels sont les biais de l’IA, s’il y en a. Là, je commence à générer des milliers d’images, toutes plus biaisées les unes que les autres.
Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
Pour être très précise, voici la définition du biais : il désigne une situation dans laquelle un système de Machine Learning discrimine un groupe de personnes en particulier. C’est la « distance » entre le meilleur modèle pouvant être appris par l’algorithme et le vrai modèle. En règle générale, cette discrimination reflète celles que l’on déplore dans notre société à l’égard des couleurs de peau, du genre, de l’âge ou de la nationalité.
Sur les prompts, ma demande est précise, et les images générées montrent sans conteste des biais d’âgisme, de grossophobie mais pas uniquement. Plus je prompte, plus je suis choquée, ma colère de maman de deux filles pré-ado et adolescente monte. J’ai aussi exploré les biais de patriarcat, racisme, bref, nous sommes en juillet 2023 et on coche toutes les cases.
Nous avons eu un certain nombre d’avancées féministes ces dernières années, si l’IA abreuve la toile de corps stéréotypés, blancs, longilignes et jeunes, les générations futures vont encore ramer avec la dysmorphophobie et les nouvelles injonctions. Sachant que les anciennes injonctions sont toujours d’actualité.
C’est alors, qu’un jour, lors de mes séances de prompts compulsifs, je génère cette image : C’est ce qu’on appelle une hallucination en IA. Une erreur, je pèse mes mots car Midjourney est incapable de générer une personne transgenre sur demande. Les modèles n’ont pas été entraînés. À ce jour, il n’est toujours pas possible de générer une tête d’homme sur un corps de femme ou l’inverse via un prompt clair. On peut en revanche générer les pires bestioles possibles.
Revenons au sujet. Après avoir travaillé de près ou de loin pour de nombreux magazines, dont le magazine ELLE en régions depuis 20 ans, l’idée m’est venue de créer une parodie du ELLE, un « IELS« . Bon, je n’avais pas imaginé jusqu’où tout cela irait..
Je sors sur les réseaux ce faux magazine.
Les réactions sont telles (énormément de messages) que je décide quelques jours après, de faire un vrai magazine expérimental à date (fin juillet 2023) dont les contenus sont 100% générés par IA et en quatre langues. Tous les textes sont générés par ChatGPT 3.5 et le texte sur le féminicide par Chat GPT 4. Tous les visuels sont générés par Midjourney. Et voici 68 pages de contenus 100% intelligence artificielle prêtes en quelques heures.
L’expérience est simple : je prompte (sans itération) et je mets en page sans aucune retouche ou correction. En langage simple, j’ai fait une seule demande à l’intelligence artificielle pour chaque visuel et chaque texte.
Je voulais voir ce que « la machine » avec une seule commande très précise (et sans autre intervention humaine) et en une seule fois était capable de sortir comme textes et images. Ce que la machine avait dans le ventre en somme. Bien entendu, il y a des heures de travail au préalable pour comprendre comment prompter car « à l’époque » (c’est-à-dire il y a sept mois) il n’y avait pas vraiment de formation.
Donc des heures de tutoriels plus tard, quand je démarre l’exercice, je suis très précise sur mes demandes : pour les textes je demande très clairement ce que je veux, une brève de X signes, une interview, un portrait etc. J’indique les émotions et le ton que je désire.
Je garde le nom IELS, je ne réfléchis toujours pas aux possibles conséquences, je fonce, je veux voir.
Le plus long est de mettre en page tout cela, car j’essaye de trouver une IAqui le fait, mais il n’y en a pas. Ça me rassure aussi une peu. Le résultat fait la « blague » sur la forme, en surface mais pas sur le fond. Le texte est assez creux et plat, un peu malaisant, car il n’est pas complètement nul et faux, mais il est « bof« .
Nous sommes fin juillet, j’ai plus de 500 demandes en messages privés pour recevoir ce magazine. C’est fastidieux et délirant, rien n’est automatisé car encore une fois rien n’était vraiment prévu. Les personnes peuvent me le réclamer plusieurs fois. Très rapidement, L’Équipe des Lyonnes*, plus précisément, Anne Delaigle et Alexandra Carraz-Ceselli me contactent pour une soirée, puis Tribune de Lyon et tout s’enchaîne.
Début août, nous prenons rendez-vous avec Alexandra Carraz-Ceselli pour enregistrer un podcast (café des lyonnes n°77) en septembre, après les vacances d’été. Je pars en vacances, les demandes continuent chaque jour, je l’envoie de mon smartphone, je n’en reviens pas.
À la rentrée, les articles dans les médias** lyonnais s’enchainent.
Alexandra me propose une soirée expérientielle autour du magazine, avec Anne (Delaigle au Comex de l’équipe des Lyonnes), on imagine une soirée thématique.
Elle a lieu au Life Hub de Bayer, c’est la première fois que je prends la parole sur le sujet, je suis pétrifiée, mais apparemment, cela ne s’est pas trop vu.
Anne Boudrot, traductrice en free-lance me contacte pour « jeter » un œil sur les traductions. On décide de faire une enquête à l’aveugle auprès de son réseau de traducteurs et de présenter les résultats lors de la soirée.
À mes côtés sur scène, Morgane Soulier, experte IA, je suis hyper honorée.
Je suis contactée par des experts IA qui me demandent mon avis sur certains sujets IA, à ce moment-là, je n’en ai pas. J’explore, je démarre, j’essaye de comprendre, tout va tellement vite. J’ai des demandes de prises de parole qui se datent, au début, je suis très flattée que ma modeste expérience intéresse, puis vu le nombre, je commence à monnayer mes interventions.
Suite à des demandes de formations récurrentes, je réfléchis aussi au sujet et j’ouvre des sessions qui se remplissent immédiatement.
Je teste des IA (oui oui !) et plusieurs : cette aventure est folle et absolument passionnante, je rencontre (presque) toutes les personnes interrogées dans ce magazine.
En décembre, les articles de presse recommencent, et c’est en national cette fois (France inter) et international enfin en Belgique, c’est à côté, mais c’est pas la France.
Cette aventure me fait rencontrer énormément de personnes « dans la vraie vie » et tisser de vrais liens professionnels avec certains. Mon activité de DA a un peu évolué, je suis aujourd’hui contactée par les marques afin d’imaginer une prise de parole visuelle combinant IA et direction artistique. Je donne des conférences de plus en plus « loin » avec une veste léopard, car je suis souvent la seule femme du plateau, j’ai décidé de « marketter » mon image de femme qui réfléchit à l’IAGen. Je donne également des formations sur l’IAGen de visuels en agence (en intra) et aux créatifs free-lance (en inter). Cette histoire est beaucoup trop dingue et complètement fascinante de l’extérieur, mais je vous assure de l’intérieur aussi.
Ma conclusion sur cette expérience
L’IA est puissante et puissamment dangereuse si mal utilisée. Alors, pas dangereuse dans le sens où la machine se retournerait contre nous et nous attaquerait pour nous faire mourir dans d’atroces souffrances.
Enfin, si c’est le cas, on la débranche. Dangereuse car tellement puissante et précise que le vrai du faux est de plus en plus difficile à démêler. Et là on parle de fake news.
Mais a-t-on attendu l’IA pour divulguer de la fausse information ?
Dangereuse, car l’IA ne crée pas, elle génère. Cela sous-entend que l’humain qui commande est en zone d’expertise pour vérifier et corriger au cas échéant la machine. Si on lui demande un contenu (peu importe lequel, texte, image ou vidéo) que l’on est pas en mesure de vérifier, on peut diffuser des informations inexactes ou totalement fausses. Dangereuse car elle peut inciter à la paresse intellectuelle, c’est tellement simple de prompter et diffuser.
Et c’est toute la différence je crois. Utiliser comme « assistante« , comme « intelligence ouvrière » — le terme n’est pas de moi mais de Martino Bettucci— elle est puissante et stimulante à l’infini. Alors l’enjeu des « défricheurs » de ce magazine, et la plupart sont dans cette logique, c’est l’acculturation et elle passe par la formation.
Nous sommes presque tous devenus « passeurs », nous croyons en la pédagogie et la transmission. Nous avons quelques mois ou une petite année d’avance sur les autres.
Dans cette technologie, un mois ou un trimestre est une année-lumière, c’est édifiant. Ce qui est vrai, faux ou impossible, peu importe, maintenant ne l’est plus dans cinq minutes.
Le cerveau est en action : nous sommes la définition de l’agilité.
Enfin, l‘IA est pour moi, depuis le mois de juillet, une aventure dingue. J’ai rencontré plus de personnes en physique ces 7 mois que sur les 3 dernières années.
Les discussions sans fin, où se mêlent subtilités d’esprit, des ponts critiques et autres joyeusetés du débat typiquement français. Alors que l’IAventure continue.